Nous remercions la rédaction de Mediapart de nous avoir autorisé à reproduire cet article d’Antoine Perraud.
Le mathématicien libertaire russe Azat Miftakhov, injustement condamné lors d’un procès truqué, connaît une situation de plus en plus menaçante pour le faire craquer dans une colonie pénitentiaire. Sa femme, Elena Gorban, également anarchiste, témoigne pour Mediapart.
Médiapart, 31 mai 2023 à 17h39
MediapartMediapart a déjà évoqué le cas d’Azat Miftakhov, mathématicien russe d’origine tatare, proche de la mouvance anarchiste, opposé au système Poutine, arrêté en février 2019 puis condamné en janvier 2021. Les services de sécurité (FSB) lui ont fabriqué un dossier pour l’associer à un prétendu « réseau » terroriste en lui imputant, à tort, d’avoir brisé la fenêtre d’un local du parti Russie unie (la formation poutinienne).
Envoyé pour « fait de vandalisme » dans une colonie pénitentiaire à Omoutninsk (entre Kirov et Perm, à plus de 1 000 km à l’est de Moscou), Azat Miftakhov est libérable en septembre. Toutefois, le FSB serait en train de forger contre lui un nouveau dossier encore plus grave, qui renouvellerait son bail dans les geôles du fait d’un autre chef d’accusation : il passerait alors de la catégorie « hooligan » à celle de « terroriste ».
Une campagne internationale tente de sortir des griffes du Kremlin le mathématicien. Celui-ci fait preuve d’un esprit de résistance que les sbires du régime tentent de casser. Quitte à employer les méthodes soviétiques croisées avec l’air du temps du XXIe siècle.
Les défenseurs d’Azat Miftakhov alertent aujourd’hui sur un nouveau pas, aussi dégradant que lourd de menaces, franchi à son égard par les autorités pénitentiaires. Le FSB, utilisant des photographies privées et intimes du prisonnier saisies lors d’une perquisition à son domicile, a fait connaître aux autres détenus, non pas politiques mais de droit commun, la bisexualité du mathématicien libertaire.
Étant donné la haine de toute orientation sexuelle différente des normes en vigueur propre à la société russe, haine décuplée dans les bas-fonds des prisons, Azat Miftakhov devient une cible toute désignée. Croupissant de ce fait au plus bas de la hiérarchie carcérale, il est continuellement menacé d’être livré à la vindicte de codétenus dont les pratiques, homophobes, consistent à brimer voire à agresser sexuellement, comme à l’armée, des hommes jugés déviants et que rien ni personne ne protège du pire.
Le quotidien des prisonniers au bas de l’échelle est constitué d’humiliations continuelles : obligation de toujours passer en dernier en tout lieu, difficultés réelles ou sournoises pour récupérer les colis qui leur sont adressés, interdiction d’utiliser les objets et ustensiles dédiés à la collectivité – ils doivent donc avoir leurs propres couverts ou leur propre tondeuse pour cheveux…
Elena Gorban, l’épouse d’Azat Miftakhov, qui partage son idéal libertaire, se refuse à condamner les codétenus les plus agressifs, collaborant avec une administration qui pratique le traditionnel « diviser pour régner ». Elle s’en tient à une dénonciation du système sordide et pervers, plutôt que de ses auxiliaires eux-mêmes sous le joug.
Elle peut téléphoner à son mari tous les deux jours et a droit à un « rendez-vous court » tous les deux mois et à un « rendez-vous long » tous les trois mois. Elle a été obligée de regagner Moscou après avoir séjourné à Kirov, ce qui nécessite de résoudre bien des questions en termes de logistique et de temps – alors que ses ressources sont limitées puisqu’elle a été contrainte au chômage.
Pour Mediapart, tout en faisant attention à ne pas tomber sous le coup de la loi russe qui a tôt fait de faire de tout citoyen récalcitrant et en contact avec le dehors un « agent de l’étranger », Elena Gorban a bien voulu répondre à quatre questions transmises par écrit.
Mediapart : Comment faites-vous pour garder espoir ?
Elena Gorban : D’une façon générale, je suis pessimiste sur l’humanité, mais je persiste, malgré tout, à croire en une possible amélioration de la situation.
Deux éléments m’aident. D’abord, il y a Azat : même si de toute ma vie je ne pouvais le voir qu’une seule fois par trimestre au parloir de la prison, je considérerais quand même que j’ai une chance incroyable !
Ensuite, je suis persuadée que la détermination et la lutte pour la liberté déboucheront sur un succès. Nous suivons tous les développements en cours depuis ces derniers mois. J’espère que vous comprenez à quoi je fais allusion, parce que je suis très limitée dans ma liberté d’expression.
Comment tenez-vous ?
Tout d’abord, Azat parvient lui-même à garder un bon état d’esprit. Grâce à des actes simples et habituels de la vie. Les coups de fil aux proches, l’attente de nos rencontres au parloir. L’espoir que de meilleurs moments nous attendent à l’extérieur des murs du pénitencier.
Et puis il y a ce soutien qu’il reçoit de vous : il sait que vous n’êtes pas indifférents et que vous essayez de l’aider. Ce qui lui importe aujourd’hui, c’est de bientôt quitter cette colonie pénitentiaire, même si ce n’est pas pour être en liberté mais pour être transféré en détention provisoire.
Votre question trouve sa réponse dans la force de caractère d’Azat, qu’il ne faut ni minimiser ni sous-estimer. À l’intérieur de lui-même, il est prêt aux batailles et aux sacrifices au nom de ses idéaux. Au point qu’il ne se soucie pas en premier lieu de sa propre sécurité, tant il est persuadé de pouvoir libérer ses codétenus – fût-ce contre eux-mêmes…
Le moindre signe d’espoir ou d’amélioration le conforte.
L’entraide et la solidarité peuvent-elles exister dans une Russie aspirée par l’humeur belliqueuse ?
L’entraide et la solidarité existent, mais très opprimées, très étouffées. Les tentatives les plus efficaces pour unifier et organiser les militants d’opposition à l’intérieur du pays sont matées par le pouvoir. Beaucoup de militants se sont enfuis ou sont en prison.
Aujourd’hui, nos compatriotes dans l’émigration jouent un rôle important en diffusant des informations et en nous soutenant de l’extérieur.
En Russie demeurent des gens prêts à sympathiser et à aider, autant que c’est encore possible dans la situation d’autocensure humiliante que nous nous imposons en raison de la situation que vous savez.
Mais ce n’est pas parce que vous comprenez la situation que vous pouvez ici fanfaronner par les temps qui courent. Tous les gens conscients attendent et espèrent des changements. Si une telle occurrence advenait, les voix en ce moment bâillonnées se feraient entendre, aussi fortes demain que le sont aujourd’hui les voix qui soutiennent la ligne du régime.
Quels sont les avantages et les inconvénients de populariser, à l’étranger, le cas d’Azat ?
Les mathématiciens et les sociétés de mathématiques de différents pays ont mené de très importantes campagnes de mobilisation. Des personnalités publiques mondialement connues et des chercheurs émérites ont exprimé leur soutien à mon mari, en plus des militants et des proches d’Azat devenus réfugiés politiques à l’étranger. C’est un résultat extraordinaire et qui n’allait pas de soi.
Une dynamique est à l’œuvre, dans le cas d’Azat comme pour d’autres prisonniers reconnus : le monde entier prend davantage conscience de la dictature sévissant dans notre pays. La publicité conduit ainsi à une forme de lucidité planétaire. Celle-ci pourrait favoriser, je l’espère, l’arrivée de changements politiques en Russie et dans tout l’espace post-soviétique.
Quant aux inconvénients, je n’en vois aucun !