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La Russie « enferme suffisamment » pour que « la population vive dans la peur »

Nous remercions la rédaction de Mediapart de nous avoir autorisé à reproduire cet article d’Antoine Perraud.

Le mathématicien libertaire russe Azat Miftakhov, déjà condamné lors d’un procès truqué, fait face jeudi 29 février à une nouvelle mascarade judiciaire qui devrait le renvoyer en colonie pénitentiaire. De Moscou, sa femme, Elena Gorban, témoigne pour Mediapart.

Antoine Perraud

MediapartMediapart a déjà évoqué le cas d’Azat Miftakhov, mathématicien russe d’origine tatare proche de la mouvance anarchiste, opposé au système Poutine, arrêté en février 2019 puis condamné en janvier 2021. Les services de sécurité (FSB) lui ont fabriqué un dossier pour l’associer à un prétendu « réseau » terroriste en lui imputant, à tort, d’avoir brisé la fenêtre d’un local du parti Russie unie, la formation poutinienne.

Envoyé pour « fait de vandalisme » dans une colonie pénitentiaire à Omoutninsk (entre Kirov et Perm, à plus de 1 000 kilomètres à l’est de Moscou), Azat Miftakhov était libérable en septembre 2023. Toutefois, le FSB forgeait contre lui un nouveau dossier encore plus grave, de façon à renouveler son bail dans les geôles du fait d’un autre chef d’accusation, le faisant passer de la catégorie de « hooligan » à celle de « terroriste ».

Cela n’a pas manqué. À peine sorti de prison le 4 septembre dernier, ayant juste eu le temps d’embrasser sa mère et de lui promettre de « tenir », Azat Miftakhov repartait illico à la case prison, selon le système que les Russes appellent « carrousel ». Un nouveau jugement doit tomber jeudi 29 février.

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Azat Miftakhov avant son audience par le tribunal à Moscou, le 5 septembre 2019. © Photo Ivan Vodop’janov / Kommersant / Sipa USA

Nous avons pu joindre à Moscou Elena Goban, l’épouse d’Azat, libertaire comme lui. C’était lundi 26 février et elle s’apprêtait à prendre un train de nuit pour Ekaterinbourg, dans l’Oural – trente heures de voyage –, afin d’assister au procès puis au verdict devant s’abattre sur son mari. Celui-ci fait partie des plus de 3 000 prisonniers politiques répertoriés par Memorial, alors que la Russie n’en compte aucun officiellement.

Mediapart : Quel est le statut d’Azat Miftakhov ?

Elena Gorban : Juridiquement et formellement, c’est un détenu de droit commun : un voyou qui a fait une bêtise et que le pouvoir, épaulé par la justice, tente de faire passer pour un criminel en puissance – tandis que le peu de forces encore vives de la société russe l’appréhende telle la victime d’une vindicte politique.

L’opposition russe, en tout cas les structures qui subsistent, se voit criminalisée par le régime. L’exemple le plus connu étant Navalny et ses équipes, qui ont toujours voulu agir de manière pacifique et dans le cadre de la loi. Les médias gouvernementaux les ont pourtant continuellement présentés comme des terroristes, des extrémistes.

Et même, ce qui est un comble quand on connaît leur lutte contre la corruption en Russie, comme des fraudeurs, toujours accusés de se livrer à des activités économiques occultes…

Votre mari, lors de sa détention, a été victime de provocations du FSB, destinées à lui faire perdre la protection que lui confère sa condition de prisonnier politique, pourtant non reconnue…

Oui, s’il n’y a pas de statut, il y a une situation de fait, reconnue dans les établissements pénitentiaires, en Russie, où demeurent des poches de soutien, et bien sûr à l’étranger où se manifestent des campagnes pour sa libération. Tout cela crée une sorte d’aura, que le pouvoir et ses relais s’appliquent à détruire.

Le FSB a par exemple détourné puis rendu publics des clichés relatifs à l’orientation bisexuelle d’Azat pour qu’il soit discriminé et livré en pâture. Là encore, aucun statut des prisonniers mais un état de fait : une vie sexuelle considérée comme déviante fait dégringoler dans les basses castes officieuses de la hiérarchie carcérale, au point de vous rendre la vie très difficile – de la part des geôliers comme des codétenus.

Quel est le quotidien de sa vie de prisonnier ?

Azat a été placé dans une colonie pénitentiaire très contrôlée, une « zone rouge » aux conditions très strictes : le règlement doit être appliqué et respecté à la lettre, comme nulle part ailleurs. Il faut saluer chaque représentant du personnel selon un protocole précis. Chaque manquement est puni.

Tout est fait pour le piéger. Il a une demi-heure pour effectuer le ménage de la cellule, mais il n’est jamais prévenu du moment où doit avoir lieu ce nettoyage. En conséquence, au lieu de passer pour lui notifier l’heure, les gardiens passent pour constater que rien n’a été fait et l’envoyer au mitard.

Tout est conçu pour humilier, briser. Il lui est arrivé de n’avoir droit qu’à une conversation téléphonique par mois, quasiment impossible à mener à bien, tant la file d’attente est importante devant l’unique cabine téléphonique de l’établissement dans le temps imparti.

La seule façon de gagner un petit espace de tolérance et de paix, c’est de collaborer activement avec l’administration, ce qu’Azat a évidemment refusé de faire.

Comment tient-il ?

C’est émotionnellement très dur pour lui. Chaque infraction qui lui est reprochée permet de l’isoler davantage, pour éviter qu’il ne noue des liens avec d’autres prisonniers risquant alors de subir son influence.

Il lui est pourtant arrivé de trouver des interlocuteurs avec lesquels échanger, sinon se confier. Il a dû déchanter en découvrant que l’un d’entre eux était un mouchard, dont le témoignage à charge ne fait qu’alourdir le dossier d’Azat en vue des prochaines condamnations…

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Elena Gorban devant le tribunal Golovinski après l’annonce du verdict concernant Azat Miftakhov à Moscou, le 18 janvier 2021. © Photo Ivan Vodop’janov / Kommersant / Sipa USA

Je ne vous cache pas qu’il a été obligé, pour tenir, d’en passer par les antidépresseurs. Surtout après l’invasion de l’Ukraine, quand il s’est rendu compte que la plupart des gens incarcérés soutenaient la prétendue « opération spéciale ».

Alors il s’est réfugié dans le travail manuel, d’abord dans une scierie, ensuite dans un atelier de confection. Il n’avait plus la force ni le courage de se tenir aux buts qu’il s’était fixés au début de sa détention : continuer ses travaux mathématiques et apprendre l’anglais.

Azat a subi un rude contrecoup lorsqu’il s’est tardivement rendu compte que l’état de guerre contre l’Ukraine n’avait pas eu l’effet escompté : aucun changement politique à l’horizon.

Le travail est à peine rémunéré – la majorité du salaire de misère sert de toute façon à payer sa « pension » puisque la détention a un coût en Russie. Il ne se consacrait pas à sa besogne pour les quelques dizaines d’euros qu’il peut économiser en un an de travail, mais précisément pour échapper à l’angoisse, à la solitude et aux brimades. Au point de ne pas bénéficier intégralement des rares congés : Azat demande à reprendre sa tâche au plus tôt.

Comment se tient-il au courant ?

À contretemps. La censure sévit. Lui n’a pas le droit d’évoquer les conditions de sa détention ni surtout le cas de ses codétenus. Quant à mes courriers, ceux de sa mère ou de ses amis et camarades, ils sont caviardés quand certains passages personnels déplaisent à l’administration ; ou carrément passés à la trappe si l’actualité ou la politique prennent trop d’importance aux yeux des censeurs.

Par conséquent, Azat a subi un rude contrecoup lorsqu’il s’est tardivement rendu compte que l’état de guerre contre l’Ukraine n’avait pas eu l’effet escompté : aucun changement politique à l’horizon.

Aucun changement, sinon un durcissement du pouvoir ?

Oui et non. Le pouvoir a toujours été dur et cruel, mais nous n’étions qu’une petite minorité à nous en rendre compte et à subir sa brutalité. Par la force des choses, beaucoup plus de gens en sont désormais conscients, obligés qu’ils sont d’ouvrir les yeux. Mais il y a encore une majorité de la population russe qui ne peut ou ne veut pas savoir. Et qui continue de vivre sans y comprendre rien.

En dehors de la guerre demeurent d’autres sujets sur lesquels il nous est possible de nous exprimer : mais à voix un peu plus basse et en ne sachant pas jusqu’à quand ce sera possible.

En revanche, la question des LGBT vire à l’obsession, et la frénésie répressive tourne à la farce féroce et implacable : on peut se retrouver au cachot deux semaines pour figurer sur une photographie avec des anneaux couleur arc-en-ciel – c’est un exemple véridique, parmi d’autres, que je vous cite.

La justice se contente d’infliger des condamnations de plus en plus lourdes. Elles sont décidées en amont, sinon par le Kremlin, du moins par des intermédiaires politiques fiables et zélés. Et ce, depuis un an déjà comme en témoigne la peine énorme infligée à l’opposant Vladimir Kara-Mourza en avril 2023 : vingt-cinq ans de détention !

Face à la « verticale du pouvoir » de Poutine, existe-t-il une forme de solidarité horizontale encore à l’œuvre dans la société russe ?

Il y a quelques manifestations, plus sporadiques que massives, de résistance, comme l’envoi groupé de lettres écrites aux prisonniers politiques par des citoyens et des citoyennes qui se réunissent pour ce faire. Certains Russes courageux vont également assister aux audiences des tribunaux, quand elles sont publiques.

Je peux encore citer les contributions financières organisées pour payer les frais d’avocat. Sans parler de celles et ceux qui se mobilisent et sonnent le tocsin dès qu’un prisonnier souffre gravement de ses conditions d’incarcération, afin que lui soient prodigués les soins nécessaires. Ce fut notamment le cas pour Igor Baryshnikov, atteint d’un cancer de la prostate, mais payant de la prison son opposition à la guerre en Ukraine.

Je ne suis pas du tout du même bord que Navalny, mais ma compassion est immense.

Tout cela peut apporter une aide décisive, même si les autorités pénitentiaires n’en font souvent qu’à leur tête dans des lieux reculés de la Russie, face à une solidarité qui s’organise généralement dans quelques grandes villes du pays.

Tout cela peut aussi avoir l’effet inverse, le Kremlin voulant marquer qu’il agit comme bon lui semble, quelle que soit la pression, venant de l’intérieur comme de l’extérieur du pays, à laquelle il n’entend pas céder. En témoigne le sort tragique de Navalny.

Quel a été l’effet de sa mort ?

Comme beaucoup, j’ai d’abord tenté de me raccrocher à l’idée qu’il s’agissait d’une fausse nouvelle en voyant s’afficher l’annonce de sa mort à travers les sites des chaînes publiques sur Telegram. Quand il a fallu se rendre à l’évidence, je n’ai évidemment pu que trembler pour Azat, auquel il pourrait arriver la même chose.

Je ne suis pas du tout du même bord que Navalny, mais ma compassion est immense. Je ne suis pas allée déposer des fleurs sur certains monuments de Moscou dédiés aux victimes des répressions politiques, dans la mesure où j’ai déjà été condamnée au civil avec sursis.

Une nouvelle condamnation pourrait me conduire au pénal. Sans oublier l’aspect économique. Une première condamnation vous fait écoper d’environ un mois de salaire. Une deuxième vous coûte les yeux de la tête : plus de six mois de traitement, alors que ma situation professionnelle est déjà rendue précaire…

Comment pouvez-vous craindre de déposer une fleur à Moscou et parler sans peur à un journaliste français comme vous le faites actuellement ?

D’abord il faut vous dire que le système Poutine ne consiste pas à enfermer le plus de gens possible, mais suffisamment de gens pour que le reste de la population vive dans la peur. Une simple considération à l’encontre de la guerre en Ukraine sur Internet peut parfois conduire en prison. L’un des chefs d’accusation le plus souvent mobilisés, à tort et à travers, est l’« apologie du terrorisme ».

S’exprimer dans l’espace public russe est devenu risqué. Répercuter un article d’un média russe d’opposition catalogué par le pouvoir comme « extrémiste » ou « agent de l’étranger », et parfois même seulement citer un tel titre peut avoir de graves conséquences.

En règle générale, nous nous sentons obligés de nous retenir d’exprimer un avis sur la plupart des questions politiques et sociales tant pèse l’absence de liberté.

Toutefois, il n’existe pas encore d’interdiction directe de s’ouvrir à un journaliste étranger sur la persécution que subit Azat. Si ce n’est pas prohibé, c’est que ce n’est pas dangereux ; ce n’est pas dangereux puisque ce n’est pas prohibé. Nous en sommes là, dans un équilibre fragile, instable, et qui n’est peut-être pas appelé à durer…

Que pouvons-nous vous souhaiter pour les jours et les semaines à venir ?

Comme pour tous les pays qui connaissent ce genre de situation : des changements globaux de façon que la justice soit enfin restaurée. Mais nous n’en sommes pas là !

Si je passe de la situation générale à celle, particulière, d’Azat, il faut souhaiter ce qui n’arrivera pas : qu’il s’en tire avec une amende et que le tribunal ne sorte pas de sa manche – et préparé de longue main – un nouveau chef d’inculpation qui le reverra pour quelques années au cachot.

Nous sommes des anarchistes, donc idéologiquement formés et conscients. Nous savons d’où vient ce pouvoir et ce dont il est capable. Si bien que nous ne vivons pas de souhaits, mais de luttes.

Pourtant, même quand il y a si peu d’espoir comme en ce moment, savoir que d’autres, en France et en Europe, se battent à l’unisson de notre combat nous fait du bien. Nous le ressentons ainsi et je tiens à vous le dire, en toute gratitude.

Antoine Perraud

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