Nous remercions la rédaction de Mediapart de nous avoir autorisé à reproduire cet article d’Antoine Perraud.
Azat Miftakhov, mathématicien russe emprisonné pour vandalisme, devrait être libéré cet été. Mais le FSB monte un dossier pour faire de lui un terroriste, en obtenant de faux aveux de pseudo-témoins sous la torture. Deux anarchistes nous racontent à cette occasion comment la machine étatique russe écrase tout.
Mediapart, 19 mars 2023 à 14h34
RienRien ne vaut le cas du mathématicien russe Azat Miftakhov pour comprendre le mouvement détraqué du système Poutine. Voilà un jeune et brillant chercheur d’origine tatare, étudiant de l’université d’État Lomonossov de Moscou, opposant déclaré doté d’une fibre libertaire. Il a été arrêté en février 2019, puis condamné en janvier 2021 à tâter de la colonie pénitentiaire. Le tout pour « fait de vandalisme ».
Azat Miftakhov est accusé, à l’origine, dès son arrestation, de fabriquer des explosifs. Première séance de tortures : il n’avoue pas, aucune preuve ne justifie sa détention, il est relâché. Pour être alors aussitôt appréhendé, dans la cour du poste de police, selon une technique éprouvée pratiquée par les forces de répressions russes : le « carrousel », qui signifie qu’un autre chef d’accusation apparaît sur-le-champ.
Ainsi, Azat Miftakhov se voit reprocher d’avoir brisé, un an auparavant, la vitre d’un local du parti politique dominant au service de l’exécutif, Russie unie. Un procès truqué est organisé, jouant sur la délation d’un témoin secret.
Le témoin secret est typique de l’art et la manière du pouvoir russe, pour sauver les apparences légales, de détourner à son profit certaines procédures en les vidant de leur sens. À l’origine, comme en Italie en vue de protéger les citoyens déposant contre la mafia, le témoin secret apportait des garanties au faible contre le fort. C’est désormais, sous le règne de Poutine et du FSB, une facilité offerte au fort pour écraser le faible.
Ainsi, au procès d’Azat Miftakhov, qui s’est tenu de juillet à décembre 2020, un accusateur anonyme a-t-il déposé contre lui. En affirmant l’avoir reconnu, plus d’un an après les faits et alors qu’Azat était supposé être masqué, à « ses sourcils expressifs ». Ça ne s’invente pas. Ou plutôt si, ça s’invente de toutes pièces.
Ses co-accusés, qui admettent avoir participé à l’action contre le local de Russie unie, dédouanent Azat en affirmant qu’il n’était pas partie prenante de l’opération. Azat lui-même nie, même après des tabassages en règle et des séances de torture à coup de visseuse électrique.
Or le FSB déteste toute résistance et même toute dénégation, qui sonnent comme d’insupportables démentis à sa toute-puissance. Une vérité alternative de fer se met en place : le mathématicien était présent sur les lieux, il a assisté à l’acte de vandalisme, il est donc coupable. Et puisqu’il a l’audace de nier, il est même encore davantage coupable que ceux ayant accompli ce coup de main, mais qui eurent le bon goût d’avouer leur forfait.
La communauté scientifique planétaire a beau se mobiliser, rien n’y fait : le FSB a fait d’Azat Miftakhov un symbole à détruire. Il servira d’exemple. On ne rue pas impunément dans les brancards des services secrets, maîtres des hautes œuvres de toutes les Russies.
Les protestations ne risquent-elles pas de braquer encore davantage les tourmenteurs contre leur victime, qui a le toupet de faire ainsi parler d’elle ? Le mathématicien Michel Broué, vétéran de la défense de ses pairs soviétiques puis russes depuis l’affaire Pliouchtch et même avant, affirme à Mediapart : « Plus on rappelle de tels cas aux opinions publiques, moins ils risquent d’être durement réprimés. Je n’ai cessé d’en avoir confirmation. »
Pourtant, alors qu’Azat Miftakhov est libérable en septembre prochain, le FSB monte déjà un dossier afin d’envoyer ce récalcitrant au cachot, sans doute pour huit ans et demi – telle est la cote curieusement taillée des sanctions qui pleuvent, depuis l’invasion de l’Ukraine, sur les esprits forts que compte encore la Russie.
Comment compromettre davantage l’universitaire ? En le faisant passer de la catégorie des « hooligans » à celle des « terroristes ». Deux pistes s’offrent, imaginaires en partie mais diablement efficaces, histoire de réprimer. Il s’agit de deux mouvements anarchistes : Autodéfense populaire et Le Réseau. Le but du FSB est de relier à l’un comme à l’autre le mathématicien embastillé, pour lui mettre deux pierres au cou.
Or deux Russes libertaires, chacun lié à l’un de ces dossiers et chacun passé à la question par le FSB, ont obtenu l’asile politique en France. Ils ont accepté de témoigner pour Mediapart.
Svetoslav Retchkalov, 33 ans, anarchiste depuis ses 17 ans, travaillait comme cuisinier dans son pays natal. Membre d’Autodéfense populaire (une émanation de différentes scissions de la galaxie anar), il participait à des actions politiques dans trois directions : la création de médias alternatifs ; des manifestations de rue autant que faire se peut ; la défense des travailleurs avec des opérations coup de poing.
Ces derniers agissements consistaient à organiser le blocus des entreprises, des bureaux ou des cafés qui exploitaient leur personnel – salaires non versés, licenciements illégaux, etc.
Quand vous lui demandez s’il ne se substituait pas à l’État protecteur en agissant ainsi, Svetoslav Retchkalov vous toise avec un regard désolé : « L’État n’est jamais protecteur. Nous, nous tentions d’introduire la démocratie directe : de la solidarité, de l’horizontalité, parmi tant d’exploitation et de verticalité. »
Il n’en suffisait pas plus pour devenir une cible : « Alors que se profilait l’année 2018, marquée par l’élection présidentielle et la Coupe du monde de football en Russie, le Kremlin est devenu obsédé par la sécurité. Le FSB avait la bride sur le cou. Et la qualification de “terroriste”, qui avait d’abord visé les Tchétchènes, en est arrivée à englober tous les opposants en général et les anarchistes en particulier. D’autant que nous cherchions à réunir ceux que cet État mafieux atomise. »
Svetoslav Retchkalov est donc arrêté, emmené dans une camionnette « faire un tour en ville ». Ruban adhésif collé sur les yeux, un sac lui recouvrant la tête, il est tabassé. Douleur atroce. Électrocution. On lui baisse son pantalon. On va s’en prendre à ses parties génitales s’il ne parle pas. Il va parler. Que faut-il avouer ? Qu’il est le chef d’Autodéfense populaire. Il l’admet, c’est faux, mais ça évite le pire. Ses tortionnaires lui promettent « un tour en forêt » la prochaine fois.
Il n’y aura pas de prochaine fois. Assigné à résidence, Svetoslav parvient à être exfiltré au-delà des frontières. Il reçoit des menaces du FSB, encore en France aujourd’hui. Mais il se doit de faire savoir à quel point est bidon le dossier concernant ce groupe « terroriste », dont il est devenu le chef fictif en subissant la question. Et dans lequel le Kremlin veut faire tremper le mathématicien Azat Miftakhov, en vue de l’envoyer croupir dans quelque mitard.
Le Réseau
Igor Chichkine a lui aussi été exfiltré de Russie, grâce à des complicités extérieures. Il appartient au Réseau fantasmagorique. C’était un petit groupe d’idéalistes un rien déjantés, qui s’entraînaient dans les bois avec des répliques d’armes à feu crachant des billes. Ces amateurs d’« airsoft » essaimaient à Moscou, Saint-Pétersbourg, Penza et au Bélarus. Ils espéraient passer à l’action quand la Russie, après l’Ukraine, connaîtrait sa révolution de Maïdan.
Il n’en fallut pas plus au FSB pour distinguer en ces gaillards surchauffés le Réseau menaçant de saper l’État. Le drame d’Igor Chichkine, c’est qu’il fut arrêté quelques mois après Svetoslav Retchkalov. Le mathématicien Azat Miftakhov était déjà dans les griffes des services secrets, auxquels il donnait du fil à retordre en n’avouant jamais. Il fallait donc trouver des témoins à charge, capables d’en faire un danger public bon pour les camps.
C’est à cela qu’a servi, à son corps défendant, Igor Chichkine. Il a connu, pour sa part, la « promenade en forêt », le corps ligoté dans une torsion insoutenable, les mains dans le dos, la tête en arrière. La torture a commencé à coups de pistolet à impulsion électrique (taser). D’autres instruments ont suivi, qu’il compare à « un orgue de Barbarie de la douleur ».
Aux agents du FSB, Igor refuse devant nous d’accorder le statut d’êtres humains : « Ils sont sélectionnés pour que ne restent que les plus sadiques, incapables de la moindre compassion. S’ils font mine de te plaindre, tu sais que c’est un piège ou qu’ils se paient ta tête. »
Quand ces brutes ne s’appliquaient pas à rendre sanguinolente sa pauvre face informe, ils menaçaient de violer sa femme et ainsi de suite. Les bourreaux à la solde du Kremlin frappèrent si fort qu’il fallut faire le tour des hôpitaux de Saint-Pétersbourg.
Parfois, un médecin courageux réclamait le droit de garder le supplicié pour le soigner. Les tortionnaires repartaient presto avec leur victime. Ils avaient simplement besoin d’un certificat indiquant : « Il vivra. » Et ce, pour continuer à le garder sous le coude afin d’accomplir leur besogne, tout en étant couverts…
Igor Chichkine a dû finir par signer des aveux. Et cette fois, il s’agissait de compromettre Azat Miftakhov en chargeant son dossier de crimes imaginaires. Igor s’exécuta. Il en ressent de la honte. Et il accepte aujourd’hui de parler pour que le calvaire du mathématicien souffre-douleur ne connaisse pas de monstrueux rebondissements. « Pourquoi s’acharnent-ils sur lui ? », se demande-il sans avoir la réponse.
Cette affaire effroyable et irrationnelle apparaît comme l’allégorie de la course à l’abîme des autorités russes, totalement perdues pour l’intelligence. On se fabrique un ennemi chimérique et on s’obstine, en toute irréalité, à lui faire rendre gorge. Le mathématicien anarchiste, comme l’Ukraine décrétée nazie, doivent payer de leur vie leur crime inexistant, qu’un pouvoir insensé s’applique à rendre tangible.